dimanche, février 24, 2008

Egoïstes

La quatrième année de droit ressemble beaucoup à la terminale dans le sens où l’on s’apprête tous à quitter la faculté et se lancer dans une nouvelle aventure, un nouveau projet, un nouveau monde. Ces quatre années, quoique agréables, m’ont semblé durer une éternité. Et voilà qu’on court tous dans tous les sens pour constituer nos dossiers, demander des lettres de recommandation aux professeurs, retirer des notes que l’on regrette déjà et écrire, sans trop de conviction et la main tremblante, à des universités à Paris, à Londres ou aux Etats-Unis, nos esprits avides de leurs enseignements.

La grande majorité de ma classe veut partir. Les élèves cherchent tous, avant tout, leurs intérêts. Construire un avenir sur une base aussi fragile que le Liban d’aujourd’hui ne fait partie d’aucun projet, ou presque. Cela consisterait à prendre un risque immesurable. Et nous avons bien appris, en droit, le sens de la sécurité.

Mes parents, eux, ont construit leurs carrières au Liban. Bien qu’ayant eu de nombreuses opportunités de quitter le pays et de réussir ailleurs, ils ne purent supporter la vie en étrangers et revinrent vite à Beyrouth apprécier les déjeuners de famille le dimanche, la messe avec les gens du village, le bonheur de saluer à droite et à gauche, tous les matin, les habitants des maisons voisines, le propriétaire de la station d’essence du coin, le maire, la femme du boulanger et le légumier. Triste, ma mère ressent une fois de plus le dilemme qui l’a envahie un jour lointain, ne sachant quoi choisir pour ses enfants, la familiarité du Liban avec tous ses problèmes ou la largeur des horizons étrangers…

Ma mère n’est pas une femme égoïste. Bien qu’elle mérite comme toute femme qui a consacré sa vie à ses enfants, de ressentir le plaisir de les voir grandir à ses côtés, bien qu’elle mérite de nous voir enfin réussir, bien qu’elle ait le droit de se reposer enfin et de nous regarder le regard fier, elle décide de nous laisser aller. Quel paradoxe libanais que de laisser partir ceux qu’on aime…

Certains croient que la fidélité à la patrie consiste dans le fait de rester au Liban, combattre pour le pays, appartenir à des partis politiques et peut-être même mourir pour sa cause… Je ne sais pas quoi en penser. Je n’ai pas le droit de juger. J’aime mon pays. Mais je ne pourrais mourir pour lui. J’aime la vie. J’aime ma vie. Celle de mes amis. Et celle de ma famille. Je préfère partir. Au lieu de mourir ici. Et dans ce cas là, mes amis et moi ferions partie d’une secte d’égoïstes. Mais l’égoïsme, permettez-le moi, ne serait-il pas plus bénéfique au Liban ?

Egoïstes, nous pousserions nos études, nous travaillerions dur, nous apprendrions des langues, nous rechercherions du travail sur un marché étranger et nous regrettions quelques fois le confort d’une maison libanaise… Mais nous reviendrions un jour, sans doute, avec ce que nous aurions appris, nous reviendrions plus vieux mais plus matures aussi, nous reviendrions bouleverser une société qui souffre d’avoir trop combattu, nous reviendrions dans notre pays avec nos expériences, nos blessures et nos savoirs, embarrassés peut-être de l’avoir laissé tandis qu’il souffrait, mais fiers d’avoir préféré la paix, nous reviendrions cette fois pour y rester, nous reviendrions toujours égoïstes… mais seulement égoïstes pour lui.

Publie dans L'Orient Le Jour le jeudi 6 mars 2008.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

simply amazing hayete... never better said

~Chris~ a dit…

toujours aussi droit, et toujours aussi bon... aussi interessant a lire qu'a reflechir...