jeudi, novembre 16, 2006

Les derives de l'experience

Une personne qualifiée possède, dit-on, assez de connaissances, du talent et de l’expérience. La connaissance est une chose acquise à travers les livres et les études. Le talent est inné ; il existe toujours mais à nous de l’identifier, le maintenir et l’épanouir. L’expérience, quant à elle, est une notion floue difficile à cerner. Quand sa définition se dessine, ses bienfaits restent contestables.L’expérience, pour certains, est connaissance. Elle serait issue d’une pratique réitérée retenue par la mémoire. Un individu expérimenté sait certes beaucoup mieux manier les situations auxquelles il est exposé dans son travail quotidien qu’un débutant qui ne connaît que la théorie et qui a du mal à la confronter à une réalité bien plus complexe que les lois et modèles abstraits que proposent les livres. L’expérience procure le sentiment de déjà-vu qui rend son titulaire plus à l’aise et plus apte à régler des problèmes divers d’une société compliquée par l’imagination des Hommes. Enfin, l’expérience départage les personnes puisque la vie est par excellence la meilleure des écoles. Les moins jeunes sauraient donc plus et leur savoir serait un cadeau des jours et des années.

Faire l’éloge de l’expérience, quoi de plus classique. Mais n’oublions surtout pas ses conséquences négatives : Elle banalise les situations les plus exceptionnelles. Normalise ce qui devrait pas nature choquer ou révolter. Pousse à la nonchalance quand on devrait prendre maintes précautions. L’individu expérimenté est immunisé de la vie et de ses surprises. Rien ne l’impressionne, rien ne l’émerveille, rien ne le fait sourire. Il ressemble à un spectateur passif qui croit connaître à l’avance le déroulement de l’histoire. Il refuse tout apprentissage car il croit –à tort- assez savoir. L’individu expérimenté souffre d’ennui car ses yeux se sont habitués à un décor qu’ils jugent inchangé. Ses yeux ne remarquent pas que tout est en perpétuel changement, que le monde ne cesse d’évoluer, que le rythme du changement est bien plus rapide que celui de sa faculté d’adaptation.

Un homme expérimenté s’est habitué à la beauté des femmes. Il ne sait plus apprécier un sourire timide, un ‘je t’aime’ hâtif, une main fragile. Il a lui-même trop utilisé les mots d’amour qu’il en a perdu le sens avec l’habitude. Il est tombé dans le piège de sa propre expérience, louable en apparence mais tellement hypocrite. Il parle de ses aventures, de son passé, d’une femme qu’il a un jour aimé, de ses premières amours, des pays qu’il a visités, de ses années d’université… Il semble avoir eu une vie auparavant, une vie remplie, chargée, mouvementée. Plus rien ne l’intéresse. La vie ressemble à un jeu dont il a le total contrôle désormais. Il a perdu le goût de l’aventure, de la découverte, du nouveau. Il ne peut plus offrir sa première fois. Il croit avoir tout essayé.

Mais peut-on réellement atteindre le stade d’une expérience optimale ? Existe-il vraiment un moment où l’on peut affirmer tout savoir ou savoir assez ? Ne faut-il pas toujours aborder la vie d’un œil nouveau ? Se réveiller tous les matins avec la certitude que la journée qui s’annonce a un secret à livrer, est la garantie du bonheur. Car on ne sait jamais assez et l’expérience est une des choses les plus floues car il est impossible de la mesurer ni de déterminer avec exactitude ce qu’elle nous a procuré.

Pour garder l’envie de vivre, il faut garder une âme d’enfant. Il faut se comporter en amnésique qui réapprend tous les jours la vie et les gens. Il faut faire en sorte d’être encore ébahi devant tout beau paysage, toute belle musique, tout beau spectacle. Pour profiter de la vie, il faut la vivre comme un débutant qui découvre sans cesse ses splendeurs. Il faut la vivre comme un enfant qui la dévore des yeux, de la bouche, des mains. Au lieu de prétendre l’avoir apprivoisée, laissons-la nous apprivoiser. Ne parlons pas de notre passé. Ne le fétichisons pas. Il risque de gâcher un avenir bien plus riche. En étant bien attentifs, nous pouvons trouver tous les jours et à chaque coin de rue une chose nouvelle susceptible de constituer « notre première fois ».

Publie dans L'Orient Le Jour le vendredi 5 janvier 2007.

4 commentaires:

~Chris~ a dit…

"notre premiere fois"... il est un évenement que j'attend... demain, dans un mois, un ans, dix ans... peu importe, je l'attendrai...

Mano Sinistra a dit…

Experience, du latin experientia, d'experiri - essayer.
L'experience est donc un essai, une tentative toujours renouvelée. L'on pourrait même dire une dégustation. Et tous ceux qui savent cuisiner, ou qui ont fait à manger pour des enfants savent combien le goût est en perpétuel changement...
Dans ce cas l'expérience ressemble plus à un processus d'où son flou, car si l'on peut éventuellemnt cultiver l'illusion de savoir où et quand elle a commencé, il est impossible de savoir où et quand elle finira !
Telle l’œuvre d'art qui est un processus pour l'artiste mais un objet pour le collectionneur, l'experience est aussi assimilée à un objet, une matière première, à une masse que l'on accumule et qui nous ferait gagner du poids avec les années. Les deux aspects sont vrais, les deux sont faux, les deux coexistent bien qu'ils soient apparemment incompatibles.
Pour ma part, je me rends compte que si je n'entretiens pas mon don, mon talent, c'est à dire si je ne reste pas dans le processus mouvant et infini de l'experience, je me dessèche et toute accumulation que j'aurai pu obtenir s'évapore en devenant stérile, inutile - n'en reste que la lourdeur...
Cela met donc l'accent sur le talent, le don. Pourquoi s'appelle-t'il "don" ? Parce que nous l'avons reçu gratuitement, sans effort à fournir pour l'avoir ? Ceci est vrai au début, mais ensuite un don s'entretient, s'affine, se reformule à l'infini par le travail, et ce n'est qu'ainsi qu'il reste vivant. Et pour accomplir ce travail nous devons user de ce "don" dans le monde, dans la vie, dans l'échange. Nous devons le "donner" ! Voici toute la beauté et la vérité de ce petit mot de trois lettres.
Ce n'est que lorsque l'on croit perdre cette vie, ce don, qu'on aurait laissé se dessecher par paresse, inattention ou peur, que l'on a l'impression d'avoir perdu notre boussole.
Et c'est cela, et nulle autre chose, qui nous provoque à changer de vie, de lieu, d'amours...
C'est notre boussole intime qui est en question ici et toujours. C'est elle qui nous provoque, c'est elle qui nous fait choir lorsque nous croyons tout savoir. Cette boussole nous a été donnée non pas pour nous orienter seuls, mais pour donner une orientation aux autres (que nous serons les derniers à savoir apprécier à sa juste mesure). La vie est ainsi faite !
J'espère ne pas avoir été trop compliqué - les idées et les sentiments sont là, mais l'organisation un peu moins... C'est toujours comme ça la première fois. :)

Karen Ayat a dit…

une premiere pr moi aussi :)

Anonyme a dit…

Est ce que l'experience est instructive?
il suffit de se demander ,keske l'experience?
keske 'l'instruction?
l'expérience est entendue souvent au sens de l'habitude,de l'apprentissage:"d'après mon expérience je peux me permettre de te donner un conseil"
l'instruction est considérée comme l'aquisition de connaissance, de savoir faire:"ca fait longtemps que cette personne pratique ce métier, c'est donc une personne expérimentée,elle doit donc etre privilégiée"
Il est vrai que ,au niveau de la vie courante on peut dire que l'expérience nous instruit.
Elle instruit oui!mais est ce qu elle nous rend insensible à la vie, à ce que nous avons déjà vue?
est ce que l'habitude tue l'envie,la passion?
est ce que le sentiment de"déjà vue"banalise les choses?
Pour moi oui, mais je n'ai pas envie d'y croire!
Mais ce qui est sure c'est que cet homme insensible et super éxpérimenté dira un jour "je t'aime" comme s'il le disait pour la première fois!